
L’intrigue de Noël, partie 4: l’aveu (dernière partie)
Le colis par lequel tout a commencé, celui dont l’histoire touche désormais à son terme.
Ils se tenaient tous alignés, les paumes tournées vers Nicolas: Daniela Roth, Eveline Pfister, Jonas Schmid, et même Sebastian Keller ainsi que Marie Lemaire, qui, au lieu de tendre les mains, observait les siennes avec une attention interrogative. La confusion dominait la plupart des visages; chez certains, elle se doublait d’impatience et de nervosité. Le silence était si dense qu’on aurait pu entendre une mouche voler. Seuls résonnaient les pas de Nicolas et les respirations brèves, retenues, des personnes présentes.
Nicolas sentit la tension palpiter dans l’air tandis qu’il passait lentement d’une personne à l’autre, examinant en silence les paumes qui se tendaient devant lui: la peau calleuse de Daniela Roth et de Jonas Schmid, où aucune ampoule ne s’était plus formée depuis des années; les doigts délicats d’Eveline Pfister, fins et intacts, et enfin les mains puissantes de Sebastian Keller, dont la paume gauche portait une tache d’encre, sans doute laissée par le stylo à plume de son bureau. Rien ne sortait de l’ordinaire. Et c’était bien cela qui dérangeait.
Contre toute attente, ce fut le commissaire, et non Sebastian Keller, qui fut le premier à demander des éclaircissements. «Que recherchez-vous?», demanda-t-il d’une voix rauque et éraillée, mais parfaitement maîtrisée. Le ton était ferme, presque autoritaire, sans la moindre trace d’impatience. En poursuivant, il passa la main gauche sur son crâne à demi dégarni. «Vous avez évoqué deux fleurs qui ont retenu votre attention sur la tombe de Magnus Brunner. De quoi s’agit-il?»
Le commissaire attendit patiemment une réponse.
Tous les regards s’étaient tournés vers Nicolas, attentifs au moindre de ses gestes. Il poursuivit son examen tout en amorçant son explication.
«La jacinthe violette est l’une d’entre elles, expliqua-t-il avec prudence, soucieux de contenir le fil de ses pensées. Elle symbolise le repentir et peut s’entendre comme une demande de pardon. Je m’étais déjà interrogé sur sa signification: elle m’avait immédiatement frappé. Mais soyons honnêtes: qui serait assez imprudent pour, après un meurtre, se renseigner sur une fleur porteuse d’un tel sens et aller la déposer sur la tombe de sa victime? Non, le risque serait trop grand. Cela soulèverait trop de questions et laisserait des traces.»
Eveline Pfister retira ses mains lorsque Nicolas passa près d’elle. Les autres jugèrent déplacé qu’il en vînt, apparemment, à soupçonner même la fleuriste bienveillante en fauteuil roulant, mais s’abstinrent de tout commentaire. «C’est vrai, reconnut Eveline après une hésitation, c’est pour cette raison que cela m’est resté en mémoire. Je me demandais à qui, et pour quelle raison, Daniela tenait à présenter des excuses. Je lui ai alors conseillé la jacinthe violette. Mais je n’aurais jamais imaginé…» Elle baissa les yeux vers ses genoux, jouant nerveusement avec ses pouces. «Je n’aurais jamais cru qu’une telle histoire se cachait derrière tout ça.»
«Je pense, intervint alors Marie Lemaire, que nous pouvons désormais réduire le cercle des suspects à deux personnes. Même si j’ai du mal à imaginer Daniela ou Sebastian capables d’un tel geste, ce sont les seuls à disposer d’un mobile clairement établi. Toutefois, comme l’a souligné Nicolas, Daniela n’aurait guère pris le risque de se trahir après un meurtre et…»
«Se renseigner sur une fleur de ce genre après un homicide relève à l’évidence de l’imprudence, reprit le commissaire, mais cela n’innocente pas pour autant Madame Roth. L’affaire avait été classée comme un accident, et le geste a été commis sous le coup de l’émotion. Ces éléments suffisent à expliquer un comportement irréfléchi et irrationnel. Madame Roth comme Monsieur Keller auraient, l’un comme l’autre, pu passer à l’acte.»
«Je ne le crois pas, mais peu importe.» Nicolas inspira profondément avant de se rasseoir sur les marches. Marie s’adossa à la rampe.
«En tout cas, ce n’était pas moi», déclara aussitôt Sebastian Keller en croisant les bras sur sa poitrine. Daniela Roth, en revanche, demeura silencieuse. Elle s’était faite discrète, visiblement honteuse. Les événements des derniers jours, voire des dernières semaines, semblaient l’avoir profondément éprouvée, et plus encore ses aveux de tout à l’heure.
Nicolas réfléchit un instant, puis se résolut à mettre les choses au clair.
«L’histoire de la jacinthe était certes très éclairante, mais elle n’a rien à voir avec le meurtre de Monsieur Brunner.»
Ces mots captèrent aussitôt l’attention de tous.
«Ce qui m’intéressait avant tout, c’était l’autre fleur.» Il marqua une pause, observant le commissaire hausser les sourcils. «Parmi toutes les fleurs blanches se trouvaient une jacinthe violette… et une rose rouge.»
Une rose rouge. Fleur de l’amour et de la passion, que l’on offre volontiers à la Saint-Valentin, symbole d’une affection romantique ou d’un amour que l’on dit éternel. Or, sur la tombe de Magnus Brunner reposait précisément une telle rose, seule, abandonnée. Sa couleur rouge sang venait rompre l’uniformité du blanc. Sur la tombe d’un homme veuf. D’un homme qui n’avait plus de famille. D’un homme seul, pour qui il n’y avait jamais eu qu’une seule femme.
«Quelqu’un l’aimait.»
Ce ne fut qu’un murmure. Et ce ne fut pas la fleuriste, Eveline Pfister, qui formula cette évidence, mais Jonas Schmid. Le facteur, d’ordinaire si volubile, n’avait presque rien dit jusque-là. À mesure que les secondes s’égrenaient, son visage se vidait de ses couleurs.
Il sembla vouloir ajouter quelque chose, se ravisa, puis parut se recroqueviller sous le regard des autres. Lorsqu’il parla enfin, sa voix était sourde, à peine audible, pareille à un souffle hésitant, ni vraiment frais, ni tout à fait tiède. «J’ai vu qui l’y a déposé», dit-il. Puis, d’une voix encore plus basse: «Quand vous avez évoqué le colis tout à l’heure, je me suis souvenu que… cette personne s’était renseignée auprès de moi. À propos d’un colis de Magnus Brunner. C’était le matin du jour où on l’a retrouvé. Sur le moment, cela ne m’avait pas paru étrange…» Il hésita, inspira bruyamment. «Parce que cette personne… ça ne peut tout simplement pas être elle.»
Tous demeuraient immobiles, suspendus à ses mots, dans l’attente d’un nom. Mais au lieu de le prononcer, Jonas leva les yeux et fixa l’une des personnes présentes d’un regard triste et contrit. Ceux qui suivirent son regard virent qu’il s’arrêtait sur Eveline Pfister.
«C’est complètement absurde.» Sebastian Keller se campa, les mains sur les hanches. «Vous perdez tous la tête. Ce ne sont que des coïncidences. À moins que quelqu’un ne veuille me faire croire qu’elle serait capable d’une chose pareille? C’est ridicule. Que prouve une simple fleur?»
Eveline Pfister resta figée de stupeur, sans répondre. Le commissaire fit un signe à Nicolas pour qu’il intervienne. Il avait sans doute espéré que ses conclusions orienteraient les soupçons ailleurs, mais Nicolas ne fit que les confirmer.
«Je peux vous l’expliquer.»
Sur ces mots, il sortit de son manteau un sac en plastique. À travers la paroi transparente apparaissait une rose rouge, désormais flétrie. Tous reconnurent aussitôt de quelle rose il s’agissait: celle qui avait été déposée sur la tombe de Magnus Brunner. Nicolas la leva bien haut.
«Marie m’avait rapporté, expliqua-t-il, que de fines entailles allongées avaient été relevées sur la main droite de Monsieur Brunner. Elles auraient été infligées au moment de sa mort, ou peu avant. Pourtant, rien à proximité ne semblait pouvoir expliquer de telles blessures.»
Marie acquiesça d’un signe de tête et Nicolas poursuivit:
«Je me suis alors demandé ce qui avait pu en être l’origine.»
Il se rappela les menaces de Sebastian Keller, proférées sur le chemin du retour depuis le cimetière. Il se revit observer Eveline Pfister à travers la vitrine, tandis qu’elle arrangeait des fleurs, les mains protégées par des gants.
«Puis une idée m’est venue. Et si… Monsieur Brunner avait tenté d’attraper quelque chose au moment de sa chute?» Il se tourna vers le commissaire. «Et s’il avait réussi, contre toute attente, à saisir quelque chose? Quelque chose…» Le sac en plastique bruissa dans sa main tandis qu’il pointait du doigt la tige de la rose. «… avec des épines.»
Le commissaire lui prit le sac, l’approcha de son visage et examina attentivement les épines.
«Et si…, reprit Nicolas, cet objet lui avait échappé parce que quelqu’un d’autre le retenait? L’objet – la rose – aurait glissé de ses doigts, provoquant ainsi ces mystérieuses coupures allongées.»
Le commissaire marmonna quelques mots indistincts avant de constater, d’un ton songeur: «C’est exact. Il y a des traces de sang sur les épines.»
«Et elles se révéleront être celles de Magnus Brunner», confirma Nicolas.
«Et le coupable?», demanda Marie en s’approchant à son tour du sac en plastique. «Y a-t-il aussi des traces de sang de l’agresseur? C’est pour ça que tu as examiné toutes les paumes?»
Nicolas n’eut pas le temps de répondre. Sebastian Keller le coupa net. «Alors ce n’était personne parmi nous, déclara-t-il. Nous nous sommes donc réunis ici pour rien. À moins que vous n’ayez relevé des coupures chez l’un d’entre nous, monsieur le journaliste?» Il souligna ces derniers mots d’un geste ironique, traçant des guillemets dans l’air. «Certainement pas. Dans ce cas, cessez de jouer les détectives, espèce de pseudo-enquêteur.»
Nicolas soupira. Une fois encore, le visage de Sebastian Keller s’empourpra, au point de lui rappeler une boule de Noël. Paradoxalement, Nicolas l’enviait pour cette capacité à laisser ses émotions déborder: depuis quelque temps, il ne ressentait plus guère que le vide. Il était fatigué, d’une fatigue que le sommeil ne savait apaiser.
«Les coupures manquent pour la même raison que nous ne trouverons aucune empreinte digitale du coupable. Mais qui sait? Peut-être découvrirons-nous un cheveu ou une trace de chaussure. Jusqu’à présent, nous n’avions aucune raison d’examiner le palier.» Nicolas se tourna de nouveau vers le commissaire, sans remarquer que Sebastian tentait encore de se jeter sur lui, retenu de justesse par Daniela. «Le coupable avait apporté la rose pour Magnus Brunner. Peut-être espérait-il quelque chose en se présentant à une heure aussi tardive.»
Eveline Pfister ne laissait rien paraître. Elle écoutait, détachée, comme si la conversation ne la concernait pas. Nulle peur, nulle inquiétude ne se lisait sur ses traits; même sa compassion coutumière semblait s’être évanouie. Seule l’élévation rapide de sa poitrine trahissait la violence du tumulte intérieur. Il ne restait rien de sa douceur passée. Cette impassibilité affichée la transformait. Elle la rendait étrangère.
«Et par pure habitude, poursuivit Nicolas, le coupable portait des gants. Mais pas n’importe lesquels: des gants de jardinage. Ceux que Madame Pfister utilise lorsqu’elle travaille, pour se protéger des coupures. Vous laissez bien les épines sur les fleurs, n’est-ce pas?»
Il s’approcha lentement d’elle, puis entreprit de la contourner.
«Même les roses blanches déposées sur la tombe en portaient encore. Monsieur Brunner m’a dit un jour que vous ne les retiriez jamais, parce qu’elles font partie du charme de la fleur. Et pour protéger vos mains, des coupures, mais aussi sans doute de certaines substances irritantes, vous portez des gants.» Nicolas s’immobilisa et la regarda droit dans les yeux. «Oui. Car c’est vous qui avez assassiné Magnus Brunner, de sang-froid, Madame Pfister. Vous êtes la coupable.»
Pendant un bref instant, le silence s’abattit sur la pièce. Personne ne parla. Pourtant, l’air sembla se charger d’innombrables questions muettes, se heurtant et s’entremêlant jusqu’à devenir presque pesantes. Puis vinrent le doute, la stupéfaction, le choc. C’était le silence le plus assourdissant que Nicolas eût jamais connu, et les mots les plus lourds qu’il lui eût jamais fallu prononcer.
Sebastian Keller fut le premier à retrouver sa voix. «Impossible…», murmura-t-il.
«Mais comment, Nico?», demanda Jonas. «Comment aurait-elle pu? C’est impossible.»
Eveline Pfister semblait tendue, mais se ressaisit en quelques secondes. Sa voix était claire et stoïque lorsqu’elle prit la parole. «Voyons, Monsieur le journaliste, dit-elle sur un ton de reproche, vous avez omis un détail essentiel. Je ne peux pas avoir été là-haut – elle écarta les bras et posa les mains sur les roues de son fauteuil roulant –, je ne peux tout simplement pas marcher.» Elle sembla vouloir ajouter quelque chose, mais le regard de Nicolas l’en dissuada. Un regard glacial. La chair de poule lui parcourut les bras. Un frisson désagréable.
«Marie m’a raconté quelque chose d’intéressant.»
L’atmosphère de la pièce se refroidit brusquement.
«Elle est venue vous voir pour se renseigner sur la jacinthe, Madame Pfister.»
Nicolas se retourna, avança d’un pas raide vers l’escalier et leva les yeux.
«Elle a dit que vous pensiez que Monsieur Brunner avait trébuché sur son tapis.»
Il monta prudemment les marches. Une à une. Le bois craquait sous ses pas et, pourtant, il se sentait étrangement léger. Nicolas prit soudain conscience de sa respiration, d’une manière désagréable, tout comme des battements de son cœur. Il eut l’impression de devoir respirer volontairement pour ne pas suffoquer, de devoir maintenir son cœur en activité pour l’empêcher de s’arrêter.
Eveline ricana: «Oui, et alors? C’est une explication tout à fait raisonna…»
Elle s’interrompit. Ses traits se figèrent. Son expression s’assombrit.
«Il y a un tapis, là-haut?», demanda Jonas Schmid.
«Je ne suis jamais montée à l’étage», s’étonna Daniela Roth.
«Ce n’est pas étonnant, il ne laissait monter personne, marmonna Sebastian Keller. Sauf peut-être Marie.»
«Je n’y suis allée que trois ou quatre fois», expliqua Marie.
Eveline Pfister serra les poings.
«Le rapport mentionnait quelque chose à propos du tapis, se souvint Beat Schneider, le commissaire, en posant une main sur la rampe de l’escalier. Il semblait intact; on l’a donc écarté comme cause du décès.»
Nicolas hocha la tête. Arrivé à l’avant-dernière marche, il inspira profondément, puis se tourna vers le groupe. Son regard, soudain dur, presque implacable, les domina depuis le haut de l’escalier. «Vous savez…», commença-t-il, reprenant les mêmes mots que plus tôt. «Je suis déjà venu ici plusieurs fois, mais je n’ai jamais entendu parler d’un tapis. Tout simplement parce que je ne suis jamais monté à l’étage.» Son regard se posa sur Eveline Pfister. «Comment se fait-il alors que vous, vous en ayez eu connaissance?»
Eveline Pfister ne répondit pas.
«C’est un tapis qui attire à peine l’attention.» Nicolas se tourna vers le tapis. Le tissu, d’un rouge sombre, se fondait presque dans le brun profond des planches de bois. «Mais si quelqu’un vous en a parlé, vous pouvez nous dire qui.» Nicolas cligna des yeux. L’espace d’un instant, une flaque de sang apparut devant lui. Il cligna à nouveau des yeux: elle avait disparu. Il secoua brusquement la tête et porta la main à son front. Ses cauchemars le rattrapaient désormais en pleine lumière.
De l’autre main, il saisit le tapis et le souleva. La tache réapparut. Sans doute un banal accident de café. «Monsieur Brunner a certainement voulu camoufler cette négligence», supposa-t-il. «Rien, sur ce tapis, ne laisse penser qu’il ait glissé, encore moins trébuché. Vous avez feint l’ignorance, mais vous n’avez fait que confirmer mes soupçons.»
Nicolas laissa retomber le tapis à sa place, puis s’assit dessus. Il marqua une pause, parfaitement calculée. Enfin, il formula la réponse que tous attendaient.
«Parce que vous pouvez marcher, Madame Pfister.»
Tous les regards convergèrent vers elle. Le commissaire attendait, suspendu à ses lèvres.
Le colis. Le cambriolage. Les gants. La rose. Les traces de sang sur les épines. Le tapis.
Le piège venait de se refermer. Eveline Pfister le reconnut aussitôt.
«Chapeau, Monsieur le journaliste.»
Elle fit alors ce que personne, dans cette pièce, n’aurait pu envisager, pas même dans les scénarios les plus extravagants. Lentement, d’une lenteur presque insoutenable, comme pour étirer le suspense, elle posa le pied droit sur le parquet et se hissa hors de son fauteuil roulant. Elle se leva. Le geste était d’une aisance déconcertante, d’un naturel absolu, comme s’il allait de soi. Comme si elle l’avait toujours fait. Et c’était le cas. Parce qu’elle en avait toujours été capable. La compréhension s’imposa alors, brutale et limpide: elle s’était jouée d’eux. Elle avait menti. Eveline Pfister avait tout simulé… et, comme si cela ne suffisait pas, elle avait assassiné Magnus Brunner.
Elle se tenait devant eux, debout, droite et inébranlable. Comme si cela avait toujours été ainsi. Comme si elle n’avait rien à se reprocher.
Un bref instant où tous retinrent leur souffle. Le temps sembla se figer; chacun resta immobile, pétrifié. Le choc était physique, l’horreur les clouait sur place. Ils n’en croyaient pas leurs yeux, et pourtant, ils savaient que c’était vrai.
«Mais pourquoi?», balbutia Daniela Roth. «Pourquoi… pourquoi nous as-tu menti? Et Magnus… pourquoi as-tu fait ça à Magnus?»
Eveline laissa retomber ses épaules et baissa la tête.
«Tu ne peux vraiment pas le deviner?», intervint de nouveau Sebastian Keller. «Toute sa fondation repose sur ce mensonge. Quelle autre raison pourrait-il y avoir?» Il leva les yeux vers Nicolas Fuchs, toujours assis sur le palier, qui observait la scène en silence. Celui-ci ne disait rien, sans quitter Eveline du regard. Sebastian ricana: «Faire tout ce tapage pour ne pas aller jusqu’au bout.»
Le commissaire reprit la parole: «Nous allons diligenter une enquête sur la fondation pour détournement de fonds. Madame Pfister, qu’avez-vous à dire pour votre défense?»
Elle éclata de rire. Un rire creux, désespéré, qui parcourut l’assemblée d’un frisson. Sa façade se fissurait. La douleur s’inscrivit dans ses traits.
«Il l’avait bien cherché, finit-elle par lâcher. Non seulement il m’a rejetée, mais il m’a aussi menacée.» Elle se mit alors à raconter ce qui s’était passé. Les mots affluaient, chacun plus aisément que le précédent, comme si chaque phrase desserrait un nœud trop longtemps maintenu. La tension se dissipa, remplacée par une lucidité froide.
Magnus Brunner était tombé par hasard sur son secret. De la même manière qu’il avait découvert, presque par accident, la liaison entre Sebastian Keller et Daniela Roth. Elle ne connaissait pas les circonstances exactes. Il l’avait fait venir chez lui un dimanche soir tard, et elle, Eveline Pfister, qui lui faisait les yeux doux depuis leur toute première rencontre, avait accepté sans hésiter. Elle s’était faite belle. Pour lui, elle avait choisi la plus belle rose. Mais lorsqu’elle arriva enfin chez lui, elle comprit que Magnus Brunner l’avait fait venir pour une tout autre raison. «Tu peux encore arranger les choses, lui avait-il assuré. L’argent que tu as détourné… je t’aiderai à le réunir, avait-il promis. Mais tu dois être honnête. Dis la vérité aux autres.» Il avait insisté. Et quand elle avait refusé: «J’ai déjà envoyé un colis contenant des documents à l’appui. Avoue, Eveline, je t’en prie.» Il lui avait pris la main. «Avoue avant que le colis arrive.»
Elle s’était retrouvée prise au piège.
Elle avait accepté. Mais c’était un mensonge.
Il était monté à l’étage, avec l’espoir de plus en plus ténu de dénicher un vase pour la rose. Elle, dissimulée derrière la porte, l’attendait sur le palier. Lorsqu’il revint et aperçut, en bas, le fauteuil roulant vide, il était déjà trop tard. Avant même qu’il n’ait pu esquisser un geste de défense, Eveline Pfister surgit de sa cachette et le projeta dans l’escalier.
Son geste vers la rose fut inattendu, et il s’en fallut de peu qu’il l’entraîne avec lui.
«Il ne sait pas, acheva-t-elle son aveu, ce que cela signifie de vivre sous une montagne de dettes.» Sa respiration était hachée. «Il l’a mérité.»
Le silence s’installa quelques secondes.
Puis une voix froide brisa l’immobilité: «Pourquoi pleurez-vous, alors?»
Les mots de Nicolas se posèrent sur elle comme une couche de glace et la firent frissonner. D’un geste précipité, elle essuya les larmes qui striaient ses joues.
«Pourquoi avez-vous alors déposé la rose sur sa tombe?»
Mais rien n’y fit: les larmes continuaient de couler.
«Comment avez-vous pu – sa voix n’était plus froide, mais brisée –? C’était un homme d’une incroyable gentillesse. Il voulait vous aider… Comment avez-vous pu? Comment avez-vous pu lui faire ça?» Nicolas tenta, en vain, de contenir le tremblement de sa voix. «Même s’il craignait déjà que vous lui fassiez du mal… il voulait encore croire en vous. Comment pouviez-vous seulement…?» Il s’interrompit, avalant sa salive. Sentant les regards peser sur lui, il enfouit son visage dans ses mains, s’efforçant de faire croire à un simple accès de fatigue.
Eveline Pfister éclata soudain en sanglots et s’effondra à genoux. Le barrage avait cédé. Elle pleurait à chaudes larmes. En laissant ses remords éclater sans retenue, elle couvrait sa respiration haletante et détournait l’attention de ses épaules secouées de sanglots, une vulnérabilité qu’il ne s’autorisait jamais.
Il entendit Marie gravir les marches en courant. Une fois encore, ce furent ses bottes qui la trahirent. Elle posa une main sur son épaule. Il retira ses mains de son visage: il avait maîtrisé, de peu, l’émotion qui menaçait de le submerger. Tandis qu’il voyait Eveline Pfister hurler et pleurer, les derniers mots bienveillants de Magnus Brunner lui revinrent en mémoire.
«J’aimerais beaucoup lire davantage de vos textes, Monsieur Fuchs. Je suis convaincu que vous êtes un journaliste remarquable.»
Mais il ne lirait plus jamais une seule de ses lignes. Non parce que Nicolas avait posé sa plume, mais parce qu’il était parti.
«Allez, viens!»
Marie le poussa hors de chez lui. Il la suivit dans le froid mordant de l’hiver, laissant échapper un soupir dans la nuit tombée depuis longtemps. Cette journée, comme tant d’autres avant elle, ne lui avait rien apporté. Pas plus que les deux semaines écoulées, depuis la résolution de l’affaire et l’arrestation d’Eveline Pfister. Il s’était plié à tous les interrogatoires, avait répondu à d’innombrables questions, fourni des preuves, et même épaulé Marie lors de ses auditions. Et pourtant, il se sentait vide. Il avait l’impression que le village continuait à vivre sans lui, que le temps passait à côté de lui. Son cœur battait, mais la vie semblait lui échapper. Il était fatigué. Engourdi. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il n’ait plus quitté la maison.
Était-ce donc cela que l’on appelait «faire son deuil»? Et était-ce sa manière à lui de l’accepter?
D’un léger clic, il verrouilla la porte d’entrée et lança un regard rapide à la vitre brisée, juste à côté. Elle n’avait toujours pas été remplacée: l’ouverture était colmatée avec du vieux carton et du ruban adhésif.
Il s’était vraiment passé beaucoup de choses.
«Nicolas, soupira Marie en tirant sur son manteau, c’est la veille de Noël, alors dépêche-toi un peu.»
Son trousseau tinta lorsqu’il le glissa dans la poche de son manteau.
«On est vraiment obligés d’y aller, murmura-t-il. Je n’arrive pas à imaginer qu’ils aient envie de me voir.»
«Ils ont tous insisté pour que je t’emmène.»
Nicolas ne la croyait pas, mais il savait qu’argumenter serait inutile. Ils avançaient sur le chemin pavé, englouti par l’ombre. Leurs pas crissaient dans l’épaisse couche de neige. Nicolas marchait en tête. Marie posait ses pieds dans ses traces, fredonnant doucement l’un de ces chants de Noël que la radio diffusait déjà depuis novembre. De fins flocons tombaient du ciel noir, scintillaient sous les réverbères et dansaient dans le vent. Une épaisse couverture de neige enveloppait le village, comme si elle tentait d’ensevelir toute la souffrance.
«On y est.»
Marie commença à le pousser doucement dans le dos, en direction de l’auberge. Dehors, l’animation était déjà palpable: conversations animées, rires exubérants. On riait sans retenue. On chantait.
Une lumière dorée et chaleureuse s’échappait des fenêtres et se reflétait sur la neige. Il pensa à l’obscurité et au vide qui émanaient de celles de son propre logement, au carton fixé sur les quelques éclats de vitre encore en place, dérisoire rempart contre le froid. Il avait lu quelque part que les maisons baignées de lumière abritaient des âmes chaleureuses. N’était-ce pas une raison suffisante pour faire demi-tour? De toute façon, il n’avait pas sa place ici. Les fenêtres de son logement étaient comme des ouvertures sur son propre intérieur, un intérieur balayé, désert.
«J’ai changé d’avis.»
Il fit mine de rebrousser chemin.
«Trop tard.»
Marie poussa la porte de l’auberge d’un geste vif, faisant tinter joyeusement la cloche au-dessus d’elle. Puis elle attrapa Nicolas par le bras et l’entraîna à l’intérieur. En un instant, le joyeux brouhaha s’éteignit. Nicolas recula d’un pas, presque malgré lui, avant que Marie ne le tire de nouveau vers l’avant.
«Voilà votre commande!» lança-t-elle fièrement, son rire franc dévoilant ses dents blanches. «Manipulez la livraison avec précaution, elle est fragile.»
Les oreilles de Nicolas s’empourprèrent aussitôt. Une réaction qu’on ne lui aurait jamais prêtée, preuve qu’on savait désormais que Nicolas Fuchs, l’étranger, n’était ni aussi froid ni aussi distant qu’il aimait le laisser croire. Gêné, il remonta précipitamment son écharpe. Une évidence le frappa: il n’aurait jamais dû se laisser convaincre. À cause de lui, l’ambiance s’était métamorphosée.
Et pourtant, contre toute attente…
«Pourquoi t’es-tu fait attendre si longtemps, mon garçon?», demanda Sebastian Keller, habituellement si peu amène avec lui.
«C’est clair, Nico, tu nous as fait languir», ajouta Jonas. «J’ai bien cru que tu ne viendrais pas.»
«Daniela!» lança un autre villageois qu’il ne connaissait que de vue. «Un demi-litre pour le jeune homme, par ici!»
Les rires éclatèrent de toutes parts. À plusieurs tables, on tira des chaises, chacun cherchant à l’attirer, tels des marchands sur un bazar. On se pressa autour de lui, l’entourant, le poussant presque vers le centre. Daniela Roth posa un verre devant lui et lui adressa un sourire empreint de bienveillance. «Contente que tu sois là.» Puis ils se mirent à le bombarder de questions – sur lui, ses goûts, sa vie. Elles affluaient si vite qu’il peinait à suivre.
Marie s’assit juste à côté de lui, très amusée par sa gaucherie.
Elle croisa les bras sur la table et se pencha légèrement vers lui, avant de lui souffler à l’oreille: «J’aurais aussi une question, si tu me le permets.»
Il rit. C’était son premier rire sincère depuis la mort de Magnus Brunner. «Laisse-moi deviner, lança-t-il d’un ton narquois: tu veux savoir pourquoi je suis venu précisément dans ce village.»
«Pas du tout!» Elle afficha un sourire satisfait. «Je voudrais savoir si tu comptes rester parmi nous.»
Source de l’image de couverture: Sora AI
Source des séparateurs décoratifs: Adobe Stock | 1574399334
Envie de résoudre ta propre affaire criminelle?
Marketing Manager Editorial Content
Lorsque je ne suis pas occupée à laisser libre cours à ma créativité littéraire, il est fort probable que je sois totalement absorbée par une série Netflix («Un dernier épisode!») ou alors engagée dans des discussions animées sur des sujets très variés. J’aime encore me plonger dans un bon livre ou me lancer dans un nouveau hobby. Ma curiosité intellectuelle est infinie, et j’ai ici la chance de pouvoir la satisfaire pleinement et de la partager.
Afficher tous les articles de l’autriceTous les articles

L’intrigue de Noël, partie 4: l’aveu (dernière partie)
Le colis par lequel tout a commencé, celui dont l’histoire touche désormais à son terme.
24.12.2025
Lire plus
Tour du monde des traditions du Nouvel An
Lorsque l’année touche à sa fin et que l’on décompte les secondes jusqu’à l’an neuf, un mélange d’excitation et de renouveau envahit le monde entier. Les gens s’embrassent, s’échangent des vœux de bonheur et trinquent à l’avenir. Mais ce moment n’est pas célébré de la même façon partout dans le monde.
15.12.2025
Lire plus
L’intrigue de Noël, partie 3: la preuve
«Ne m’ouvre pas», prévient le colis. Si tu ignores l’avertissement, tu te mets en danger. Si tu persistes… tu seras le prochain.
15.12.2025
Lire plus
L’intrigue de Noël, partie 2: le cambriolage
La vitre gît en éclats. La maison est saccagée. Et au milieu de ce chaos: le colis.
08.12.2025
Lire plus
Le cadeau de Noël parfait pour les fans de foot
Tu cherches un cadeau pour tes proches fans de football? Pas de souci, les amateur·rice·s de ballon rond sont un public reconnaissant. Si le cadeau a un rapport avec ce sport – et ne contient pas le maillot de l’équipe adverse –, tu as toutes les chances de tomber à pic. Tu hésites encore? Tu trouveras ici quelques idées qui te permettront de faire mouche à coup sûr.
03.12.2025
Lire plus
La mémorisation de nos souvenirs: entre analogique, numérique et réel
Le concert de ton groupe préféré, un moment inoubliable, des milliers de smartphones s’élèvent dans les airs devant toi. Sur quoi chacun porte-t-il son attention: l’instant qui s’envole ou le clip parfait? L’éphémère est la seule constante de notre monde, mais aussi le plus grand adversaire de l’existence humaine. Depuis toujours, nous cherchons à retenir ce qui nous échappe. Des peintures rupestres de l’âge de pierre aux sculptures en bronze de la Grèce antique, des tableaux médiévaux aux profils d’aujourd’hui sur les réseaux sociaux, saturés d’images stockées dans le cloud, l’intention est la même: tenter d’offrir un peu d’éternité à la beauté.
01.12.2025
Lire plus




