
L’innovation en mutation: Apple entre transformation du système, IA et stratégie d’écosystème
«Mais il y a encore une chose…», lançait Steve Jobs et la salle retenait son souffle. C’est ainsi qu’ont commencé certains des lancements de produits les plus légendaires de l’histoire. Chacun savait qu’avec Apple, l’innovation allait de pair avec la disruption: des nouveautés capables de bouleverser un marché. Un lancement orchestré par Steve Jobs dépassait le simple cadre commercial: c’était un véritable moment culturel. Mais comment cette force d’innovation, autrefois si manifeste, a-t-elle évolué? Et que signifie innover dans les marchés technologiques actuels? Au-delà de notre analyse, nous explorons cette question fascinante avec Nicolas Eschenbaum, expert chez Swiss Economics.
De la disruption à la systématique: les deux visages de l’innovation
L’ère Steve Jobs est souvent présentée comme un moment de rupture. En misant audacieusement sur des paris technologiques majeurs, il a propulsé Apple au sommet grâce à des produits devenus emblématiques: le Macintosh (1984), le MacBook (2006), l’iPhone (2007), l’iPad (2010), et bien d’autres encore. Ces appareils ont redéfini des industries entières et relégué une partie de la concurrence au second plan.
Aujourd’hui, nous évoluons dans un environnement mondialisé, soumis à des réglementations, à des avancées et à des technologies complexes et interconnectées. Le progrès y avance de façon plus discrète, plus diffuse, inscrit dans le temps. Les inventions ne prennent plus forcément la forme d’objets visibles posés entre les mains des utilisateur·trice·s. Les modèles d’intelligence artificielle – notamment les grands modèles linguistiques (LLM) – opèrent pour l’essentiel hors du champ matériel. Quant aux immenses centres de données qui alimentent le développement des algorithmes et modèles, ils restent, pour l’instant, largement invisibles au grand public.
À la tête d’Apple depuis 2011, Tim Cook s’est imposé comme un stratège systémique, transformant habilement l’entreprise en un géant technologique doté de son propre écosystème. Il incarne l’optimisation et la mise à l’échelle: l’écosystème Apple s’étend, les technologies existantes se diversifient, et de nouveaux produits et services se développent en parallèle, interconnectés, complémentaires, soutenus par un flux continu de mises à jour. Tim Cook a transformé Apple en une machine efficace, prospère et solidement ancrée dans son propre écosystème. Aujourd’hui encore, le géant technologique investit des montants considérables – jusqu’à 31,4 milliards de dollars en 2024 – dans la recherche et le développement (R&D), mobilisant 164 000 employé·e·s à travers le monde.
Apple en transformation: du «boom» fondateur à une nouvelle forme d’équilibre
| Ère Jobs (2011) | Ère Cook (2024) |
| Chiffre d’affaires | 108 milliards USD | 391 milliards USD |
| Bénéfice | 26 milliards USD | 94 milliards USD |
| Effectifs | Environ 60 000 | Environ 164 000 |
| Budget R&D | 3 milliards USD | 31,4 milliards USD |
| Capitalisation boursière | 350 milliards USD | 3,7 billions USD |
| Part de la R&D | 2–3% | 8% |
| Mode d’innovation | Disruptif (p. ex. iPhone, iPad) | Systémique (puces, IA, Vision Pro) |
De l’agilité à la stabilité: entretien avec Nicolas Eschenbaum
«Il faut d’abord distinguer l’innovation disruptive de l’innovation systémique. Aujourd’hui, les innovations sont moins visibles qu’autrefois: ce ne sont plus des voitures flambant neuves qui s’exhibent dans nos rues. Les innovations radicales, comme l’intelligence artificielle, exigent des investissements massifs en ressources, en infrastructures et en équipes qui œuvrent dans l’ombre. Ce processus reste largement imperceptible pour le grand public», explique Nicolas Eschenbaum, rappelant qu’une part essentielle du développement se déroule désormais en coulisses: dans d’immenses salles de serveurs, à travers des milliards de jetons (c’est-à-dire des séquences de bits, aussi appelés «tokens» en anglais) consacrés presque exclusivement à l’entraînement des modèles, et dont les effets ne se matérialisent qu’au fil des années.
Les grands modèles de langage (LLM) comme ChatGPT reposent sur une logique d’échelle: plus ils disposent de données, plus la qualité de leurs réponses s’affine. Pour Nicolas Eschenbaum, l’intelligence artificielle a également transformé de manière disruptive la manière dont nous interagissons avec la technologie: une simple interface de chat, et des réponses dynamiques, disponibles instantanément.
L’IA et la course contre la montre
Dans le seul domaine de l’intelligence artificielle, tous les grands acteurs – Google, Apple, Meta ou OpenAI – concentrent leurs efforts sur les prochaines étapes de l’évolution technologique. Apple, toutefois, prend une direction singulièrement différente. Tandis que la concurrence mise sur le cloud et déploie des ressources colossales – centres de données toujours plus vastes, ensembles d’entraînement massifs et grappe de serveurs en pleine expansion – (en allemand), Apple privilégie une autre approche: un Siri capable de fonctionner directement sur l’appareil. Les processeurs actuels des appareils sont certes performants, mais la prochaine génération d’IA exigera des capacités nettement supérieures. La concurrence s’appuie sur le cloud et donc sur la puissance des centres de données évoqués plus haut, qui travaillent en coulisses derrière la fenêtre de chat d’un agent IA. Cela explique aussi pourquoi Craig Federighi, vice-président senior d’Apple, a indiqué dans une interview au Wall Street Journal (en anglais) que la nouvelle version de Siri demanderait encore du temps à développer. Apple entend maintenir ses standards de qualité tout en poursuivant son ambition d’innover: un objectif louable, mais particulièrement exigeant. Dans ce contexte, l’annonce du nouveau processeur M5, qui promet une puissance accrue directement sur les appareils Apple, marque une étape supplémentaire dans cette évolution: celle d’un traitement toujours plus avancé directement sur l’appareil.
Croissance et évolution d’une marque mondiale
La croissance spectaculaire d’Apple ne se mesure pas seulement en chiffres; elle transforme aussi sa culture d’entreprise. Une multinationale de cette envergure repose sur des structures organisationnelles d’un tout autre ordre: les processus s’allongent, l’agilité se réduit, et la stabilité devient prioritaire dans un écosystème composé d’une vaste communauté d’utilisateur·trice·s fidèles. Mais cette sécurité peut aussi révéler des failles. En effet, les jeunes entreprises et start-up, notamment dans le secteur américain de la Silicon Valley, n’hésitent pas à sortir des cadres établis. Leur rapidité d’exécution et leur flexibilité leur permettent d’explorer des voies vraiment disruptives. Ces dynamiques comportent donc leurs risques. Les exigences réglementaires, notamment, s’attaquent à des écosystèmes reposant sur des effets de verrouillage – autrement dit, la difficulté pour un·e utilisateur·trice de quitter une plateforme. Une stratégie qui vise à rendre le changement de fournisseur peu attrayant… et parfois ardu.
Culture suisse de l’innovation et perspectives locales
Selon Nicolas Eschenbaum, les marchés suisse et européen offrent un terrain particulièrement favorable à l’innovation. «Nous disposons d’un grand nombre d’instituts de recherche et bénéficions de conditions sociales propices au développement de nouvelles idées.» Les solutions de niche développées localement offrent d’ailleurs un réel potentiel, notamment lorsque les géants dominent déjà les marchés horizontaux. Cela crée des espaces à investir: par exemple lorsque les client·e·s n’ont réellement besoin que de fonctionnalités très spécifiques au sein d’un vaste portefeuille de produits.» Le chercheur voit dans ces interstices – entre les grands écosystèmes technologiques – l’émergence d’opportunités locales prometteuses.
Disruption et IA
Partout où des systèmes établis dominent, le risque d’inertie guette, tout comme celui de passer à côté d’une tendance majeure du marché. Apple a bâti un écosystème colossal, dont les produits continuent d’enthousiasmer et de satisfaire les exigences de qualité de ses utilisateur·rice·s. Mais au-delà de la stabilité de ce système, il serait peut-être temps de raviver l’esprit visionnaire de l’ère Steve Jobs, dont l’audace créative a durablement marqué notre époque.
Nicolas Eschenbaum résume les grandes tendances à venir en soulignant le potentiel de l’IA comme moteur d’innovation: les idées pourront souvent être testées plus rapidement, les concepts et prototypes – notamment les logiciels – développés avec une efficacité accrue, en mobilisant moins de ressources et dans des délais nettement plus courts. Cette agilité permettrait ainsi de faire passer une idée du concept au marché avec une dynamique proche de celle qui fait depuis longtemps la force de la Silicon Valley. Selon Eschenbaum, l’innovation demeurera fondamentalement un acte humain: la créativité et l’ingéniosité ne peuvent être déléguées. Mais l’IA peut – et va – devenir un allié clé dans l’exploration, la recherche et l’analyse de données. Pour lui, un indicateur clé de l’innovation reste la rapidité avec laquelle une idée peut être conçue puis testée. Il faut accepter le risque, cultiver l’envie de transformer et disposer de l’énergie d’investir.
«La force d’innovation et la culture de l’erreur sont intimement liées dans les entreprises. On a le droit d’échouer. J’aimerais qu’en Europe, on fasse preuve d’un peu plus d’audace pour explorer de nouveaux horizons. Pour bâtir un écosystème performant, il faut avant tout des idées innovantes capables d’enthousiasmer les utilisateur·trice·s.» Nous remercions Nicolas Eschenbaum, de Swiss Economics, pour cet échange.
Selon toi, quelles tendances façonneront la culture de l’innovation dans les prochaines années? Dis-le-nous en commentaire! 😉
Source image de couverture: Zhiyue | Unsplash
Marketing Manager Editorial Content
Ancien journaliste culturel, je travaille aujourd’hui dans la communication d’entreprise, avec une expérience B2B dans les institutions publiques et l’industrie du logiciel. Durant mes loisirs, tout tourne autour de la technique sous toutes ses formes, avec par ici une bien trop grande collection de guitares, par là des équipements audio en pagaille, sans oublier un intérêt considérable pour la musique! À cela s’ajoute mon œil de photographe qui ne résiste pas (hélas!) aux appareils haut de gamme, ainsi que mon affection pour le gaming sur PC qui date de mon enfance: des jeux de tir tactiques aux jeux de rôle, en passant par les titres classiques de stratégie. Chez Brack, je peux enfin écrire sur tout ce qui me passionne depuis toujours!
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